Ce soir-là, l’open space d’AAA Technologies avait quelque chose d’étrangement silencieux.
Les lumières du plafond passaient en mode éco, le périph’ se devinait à peine derrière les grandes vitres, noyé dans la pluie et les phares brouillés. La plupart des écrans d’ordinateur affichaient déjà le fond d’écran par défaut ou étaient plongés dans le noir.
Sauf deux.
Dans le fond du plateau, entouré de piles de dossiers en équilibre précaire, un écran diffusaient encore des tableaux Excel surchargés de chiffres, de colonnes colorées, de cellules commentées. Devant, penché comme s’il cherchait à se fondre dans le bureau, un homme en costume bleu marine fixait l’écran avec l’air de quelqu’un auquel on vient d’annoncer la fin du monde.
Costume impeccable, chemise légèrement froissée au col, cravate rouge tirée un peu trop serrée. Ses mains agrippaient le bord du bureau. Ses yeux clairs, cernés, faisaient des allers-retours entre son tableau de bord et une série de mails ouverts, comme s’il cherchait la bombe à retardement qu’il était persuadé d’avoir laissée quelque part.
Thomas Béranger, 35 ans, ingénieur qualité-projet.
On l’appelait parfois, en plaisantant à moitié, « Monsieur Check-list ». Il ne partait jamais d’une réunion sans trois plans d’action, quatre fichiers partagés et un calendrier de relance à la minute près.
Ce soir-là, pourtant, le mot qui lui tournait dans la tête n’était pas « check-list ». C’était « catastrophe ».
Vincent Mathieu remonta l’allée centrale du plateau, son manteau sur le bras, son sac en bandoulière. Il avait fait le tour pour voir qui traînait encore. Il ne fut pas surpris de trouver Thomas, seul au milieu de ses piles de papier.
Il s’arrêta à quelques mètres de lui, observa la scène.
La posture de Thomas disait tout : le dos courbé, le buste penché en avant, les épaules remontées, le visage crispé. Un homme qui, à la moindre vibration de téléphone, s’attend à apprendre que l’usine a explosé.
— « Thomas ? »
L’intéressé sursauta, comme pris la main dans le sac à la veille de Noël.
— « Ah ! Vincent… Je… je finissais juste un truc. »
Vincent regarda l’heure en haut de l’écran : 20h32.
— « Un seul truc ? Ou quatorze “urgences” en même temps ? »
Thomas eut un sourire nerveux.
— « Non mais là, vraiment, il fallait que je vérifie encore une fois les écarts entre la version V15 et la V16 du plan qualité. J’ai repéré un delta dans une cellule, je ne comprends pas si c’est une erreur, et si c’en est une, on a peut-être envoyé des données fausses au client. Et s’ils s’en rendent compte, ils peuvent remettre en cause l’acceptation du jalon, et alors là… »
Il laissa la phrase en suspens, mais son regard compléta tout seul : « … ce sera la fin du monde. »
Vincent posa son sac sur un bureau vide.
— « Ok. Respire. On va commencer par le début. »
Quand l’alerte devient une façon d’exister
Trois jours plus tôt, la tension avait déjà explosé dans une réunion.
Le projet ORION touchait un jalon critique. Le client avait besoin de garanties sur les procédures qualité avant de valider le passage en phase industrielle. Tout le monde était tendu, mais relativement confiant : techniquement, les essais étaient bons.
Tout le monde, sauf Thomas.
Vincent revoyait la scène.
Salle « Concorde », 10h du matin.
Les slides défilaient : planning, charges, risques majeurs. Jusqu’à ce que Thomas demande la parole avec une urgence palpable.
— « Attendez, je… je dois dire quelque chose sur la gestion documentaire. »
Vincent lui avait fait signe d’y aller.
Thomas avait alors déroulé une liste interminable de « points d’attention » :
- numéros de versions pas toujours harmonisés,
- procédures signées mais non reclassées,
- risques de confusion entre deux référentiels.
Chaque point, pris isolément, était réel. Mais la manière de les présenter transformait des cailloux dans la chaussure en éboulement de montagne.
— « Donc, si on ne fait pas un audit complet de toute la documentation avant la fin de semaine, on prend le risque que le client détecte des incohérences, et dans ce cas, il peut très bien considérer que… »
On lisait dans ses yeux la suite de la phrase : « … on a menti, on est incompétents et le projet va être annulé. »
Autour de la table, les épaules s’étaient contractées. Julie, cheffe de projet, avait pâli. Le client, en visio, observait l’échange avec un sourcil interrogateur.
Vincent avait dû rétablir le calme :
— « Merci, Thomas. On va prendre deux minutes hors ligne pour regarder concrètement les points que tu évoques. Pour l’instant, ce que tu décris relève de la cohérence documentaire, pas de la sécurité produit. On va clarifier ça. »
L’alerte n’était pas inutile. Mais la façon dont Thomas la portait, saturée d’angoisse, aspirait l’énergie de toute la salle.
Et ce soir, à 20h32, la même mécanique était à l’œuvre : rumination, vérifications compulsives, peur de « laisser passer un détail » qui déclencherait l’apocalypse.
La faille de l’anxieux : tout ou rien
Vincent tira une chaise et s’assit à côté de Thomas, pas face à lui.
— « Montre-moi ton fameux delta. »
Thomas ouvrit le fichier. Sur la colonne AB42, un chiffre différent entre la version précédente et la nouvelle.
— « Tu vois ? Avant, on avait 0,82, maintenant 0,79. Si c’est une erreur de saisie, ça veut dire que les taux dans le rapport qu’on a envoyé hier ne sont plus bons. S’ils comparent avec la base, ils vont voir l’écart, et là… »
— « Qui a modifié ? » demanda Vincent.
— « Moi. Enfin… je crois. J’ai intégré les retours de l’atelier, mais j’ai un doute. Je ne retrouve plus ma note manuscrite. Si je me suis trompé, c’est pour ma pomme. »
Vincent observa son visage. Sous la cravate rouge bien serrée, il voyait un gosse terrorisé à l’idée de « faire une bêtise ».
— « Thomas, regarde-moi. »
L’autre releva la tête, avec difficulté.
— « Ce que tu vis là, ce n’est pas de la rigueur. C’est de l’angoisse. Et l’angoisse, ça finit par faire autant de dégâts que la négligence. »
Thomas cligna des yeux, comme s’il n’avait jamais envisagé les choses ainsi.
— « Je… je veux juste être sûr de ne rien laisser passer. »
— « Non. Tu veux être sûr de ne jamais te tromper. Ce n’est pas pareil. Et comme ce n’est pas possible, tu compenses en tout re-vérifiant dix fois, en restant jusqu’à 20h30, en imaginant des scénarios catastrophes. Et tu entraînes les autres avec toi. »
Il marqua une pause, laissant les mots se poser.
— « Tu te souviens de la réunion de mardi ? Tu as soulevé des points intéressants. Mais tu les as présentés comme si on allait tous finir au tribunal, menottés, pour un classeur mal rangé. Résultat : Julie a passé deux nuits blanches, le client a senti qu’on paniquait, et toi tu es encore là à scruter des décimales. »
Thomas baissa les yeux.
— « Je préfère prévenir que guérir… » tenta-t-il.
— « Je suis d’accord. Mais quand “prévenir” veut dire “faire vivre une alerte rouge permanente”, ce n’est plus de la prévention. C’est de la torture. Pour toi, et pour les autres. »
Recadrer l’alerte sans éteindre la vigilance
Vincent se pencha vers l’écran.
— « On va faire un truc. Tu vas m’expliquer en trois phrases : 1) le risque réel si ce 0,79 est une erreur ; 2) la probabilité que ce soit le cas ; 3) ce que tu proposes si jamais on découvre que tu t’es trompé. »
Thomas avala sa salive.
— « Euh… Si c’est une erreur, l’indicateur de taux d’écart sera faux de 3 centièmes. Ça ne remet pas en cause la conformité, c’est juste un indicateur de tendance. »
— « Donc, on est loin de l’apocalypse. »
— « … Oui. » admit-il à contrecœur. « La probabilité que ce soit une erreur ? Je dirais moyenne. Je ne retrouve pas ma note, mais j’ai le souvenir d’avoir modifié après les retours d’atelier. »
— « Et ton plan si tu as fait une bourde ? »
— « Corriger la valeur, envoyer au client une version V17 avec une phrase d’explication : ‘ajustement mineur sur indicateur de tendance suite à consolidation des retours atelier’. »
Vincent hocha la tête.
— « Bon. Donc, la réalité est la suivante : tu as peut-être fait une micro-erreur sur un indicateur qui ne remet pas le projet en cause, et si c’est le cas, tu as déjà un plan de correction simple. »
Il se tourna vers lui.
— « Tu vois la différence entre ça, et “catastrophe potentielle qui nécessite de rester au bureau jusqu’à 21h tous les soirs” ? »
Un léger sourire, un peu honteux, apparut sur le visage de Thomas.
— « Quand tu le dis comme ça… »
— « Justement. On va travailler là-dessus. Pas sur les chiffres. Sur la manière dont tu racontes tes risques. »
Transformer l’anxiété en procédure claire
Vincent croisa les bras.
— « Thomas, tu es précieux pour l’agence. Tu vois des choses que les autres ne voient pas. Tu repères les failles de cohérence, les petits détails qui peuvent devenir embêtants. Je ne veux surtout pas que tu arrêtes d’alerter. Mais je veux que tu apprennes à : 1) hiérarchiser, 2) poser un plan, 3) t’arrêter. »
Il leva un doigt.
— *« À partir de maintenant, tu vas mettre tes risques dans trois cases :
- rouge : risque qui met en danger la sécurité, la conformité ou la relation client.
- orange : risque qui peut créer une gêne ou une incompréhension mais se corrige facilement.
- vert : points de perfectionnement, à traiter quand on a du temps. »*
Thomas écoutait, attentif.
— « Pour chaque point orange ou rouge, tu notes systématiquement : impact réel, probabilité, plan de correction. Et tu ne m’en parles que quand tu as ces trois éléments. Je ne veux plus d’alertes livrées avec juste l’émotion brute. D’accord ? »
— « D’accord… »
— « Deuxième chose : on fixe une heure limite. À 19h, tu fermes. Tu n’es pas chirurgien de garde. Si un indicateur passe de 0,82 à 0,79, le monde peut attendre demain matin. En restant dans cet état de stress permanent, tu augmentes la probabilité de faire… des erreurs. Celles-là, oui, peuvent devenir graves. »
Thomas baissa la tête. Il savait qu’il accumulait les petites étourderies les jours de grosse tension. Un comble, pour quelqu’un obsédé par l’idée de ne pas se tromper.
— « Et dernière chose : en réunion, tu ne balances plus des listes de risques sans filtre. Tu viens me voir en amont. On prépare ensemble : ce qui doit être dit au client, ce qui reste pour nous, la manière de formuler. Tu gardes ta vigilance, c’est moi qui prends la responsabilité de la mise en scène. »
Il ajouta, plus doux :
— « On va faire en sorte que ton anxiété devienne une compétence, pas un climat. »
Thomas releva enfin le regard, un peu moins hanté.
— « Tu crois que j’y arriverai ? »
— « Oui. Si tu acceptes l’idée… que tout ne dépend pas de toi, et que l’erreur fait partie du métier. »
Il tapota la pile de dossiers la plus instable.
— « Et maintenant, tu ranges juste ce qu’il faut pour que le plateau ne ressemble pas à un bureau d’avocat en pleine liquidation, tu éteins, et tu rentres chez toi. »
Quelques semaines plus tard – l’alerte maîtrisée
Deux semaines plus tard, nouvelle revue de jalon avec le client.
Salle « Concorde », encore elle.
Sur la slide « risques et points de vigilance », un encadré structuré était apparu, signé : « Synthèse risques – T. Béranger ».
Vincent présenta rapidement le contexte, puis se tourna vers lui.
— « Thomas, tu veux faire le point sur les trois risques que tu as identifiés ? »
Thomas se leva, prit une inspiration – celle qu’il avait répété devant son miroir, la veille au soir.
— « Oui. Nous avons recensé trois points : un risque rouge, deux risques orange. »
Il détailla chacun, calmement :
- impact réel,
- probabilité,
- plan de mitigation.
Quand sa voix montait d’un demi-ton sous l’effet du stress, Vincent complétait une phrase, ou reformulait en termes rassurants pour le client.
À la fin, le responsable technique de l’autre côté de l’écran sourit.
— « C’est très clair pour nous. Merci pour cette synthèse structurée. »
Le mot « structurée » fit briller brièvement les yeux de Thomas. C’était comme si on venait officiellement de rebaptiser son anxiété en qualité professionnelle.
Après la réunion, dans le couloir, Julie le rejoignit.
— « Tu sais que, depuis que tu mets tes risques en rouge/orange/vert, je dors mieux ? » lança-t-elle avec un demi-sourire. « Avant, j’avais l’impression que tu voyais des bombes partout. Maintenant, au moins, on sait lesquelles désamorcer en premier. »
Thomas rougit, mais son sourire, lui, était franc.
Ce soir-là, il quitta le bureau à 18h58. Pour une fois, son costume bleu ne semblait pas porter tout le poids du monde sur les épaules.
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